Femme !
Que ce mot sonnait faux à l’oreille d’Esther. Et pourtant, elle avait bien conscience du corps féminin dont la nature l’avait pourvue dès sa naissance. Elle porta les robes et les rubans dont sa mère l’affublait dans son enfance, surtout lorsque le domaine recevait des invités, ou que la famille se rendait à des réceptions. Alors elle souffrait en silence, serrant les dents et les poings. Mais dès qu’elle le pouvait, elle battait la campagne, montait à cheval ou se roulait dans l’herbe, les feuilles mortes et la boue, maculant et déchirant ainsi ses beaux atours, sans s’en émouvoir.
Sa mère rentrait dans des colères noires, comme possédée par l’Homme des Bois en personne. Si Esther, très jeune, pleurait lorsque sa génitrice lui hurlait au visage, la griffait et la battait, elle avait très vite appris à réprimer ses larmes, cachant sa peine et sa peur sous un masque de mépris et de condescendance.
Elle se réfugiait alors dans les bras de sa nourrice qui l’accueillait contre sa poitrine opulente et qui n’avait toujours eu pour elle qu’amour et dévotion.
Et quand l’adolescence arriva, avec elle ses formes et les saignements, Esther fouilla dans les vêtements de son père, et banda sa poitrine. Elle paya un apothicaire pour tenter d’arrêter le flot en ajoutant une coquette somme pour acheter son silence. Mais rien n’y fit, si bien qu’elle dut se résoudre et apprit à accepter sa nature ambivalente.
Elle porta fièrement des vêtements d’homme, délaissant les robes et les rubans, au grand dam de sa mère. Ainsi on la voyait toujours portant des vêtements sombres, dans les tons marrons, vestes de cuir et pantalon d’équitation, un chapeau, pointe en avant, large à l’arrière, avec une longue plume de cygne blanche, vissé sur la tête. Une épée et un pistolet à silex pendent toujours à sa ceinture, qu’elle manie avec d’extérité.
Peut-être la proximité avec ses cousins Michon et Aubépin de Montmares l’aida dans cette voie, portant l’excentricité et la rébellion comme un étendard.
Ainsi, avec ses longs cheveux blonds comme les blés, et ses yeux bleu-vert, elle commença à attiser la curiosité, attirant l’attention sur elle et sa famille, ce qui avait le don de faire enrager sa mère.
Grande et fine, Esther dominait son entourage et portrait sur eux un regard hautain, sourde aux rumeurs et aux ragots qui ne semblaient pas atteindre son oreille. Elle n’avait que faire des histoires de la cour. Toutefois, elle copia les manières de ses cousins, flirtant et courtisant toutes celles et ceux qui avaient le malheur de croiser son regard, incapable de “choisir” comme le lui reprochait sa démoniaque génitrice.
Pourtant, ses activités préférées restaient l’équitation et l’escrime, qu’elle pratiquait régulièrement, d’autant plus depuis qu’elle avait rejoint la Loge Olympique pour s’y distinguer en tant qu’athlète de haut niveau. Elle aimait particulièrement la course de chevaux, possédant dans ses écuries plusieurs spécimens de qualité acquis auprès d’Arnaud de Florbelle voilà quelques années, après une rencontre avec le Trublion.
Enfant, elle pratiquait la harpe lors de leçons en commun avec son jeune cousin Michon de Montmares, mais elle préférait passer son temps à le faire rire, plutôt qu’à s’exercer, si bien qu’au bout de quelques années, elle abandonna tout à fait le musique pour se consacrer au tir au pistolet, dans lequel elle excella depuis.

Esther Mercier de Bonvouloir a vu le jour il y a vingt-sept ans au domaine de Bonvouloir, en plein cœur du Poitain. Son père, le baron de Bonvouloir, était toujours fort occupé et voyageait par monts et par vaux, laissant à son épouse et ses domestiques le soin de gérer le domaine en son absence. Il ne revenait qu’une ou deux fois l’an, notamment pour assister aux cérémonies officielles, ou pour répondre aux invitations de quelque noble.
Toutefois, il décéda d’une chute de cheval quand Esther avait tout juste cinq ans, si bien que la fillette hérita du titre de baronne, en tant qu’aînée du couple, ayant une jeune sœur de trois ans sa cadette, et prénommée Sélène.
Sa mère, Maria de Montmares, prit la régence en attendant que sa fille soit assez grande pour gérer le domaine par elle-même. Mais la malédiction des femmes de la famille Montmares ne semblait pas l’avoir épargnée quand dès ce jour, Maria se révéla une femme aux humeurs changeantes et hystérique.
C’est ainsi qu’Esther découvrit réellement sa génitrice, lorsqu’elle revenait la robe toute crottée et déchirée après des escapades dans le jardin, quel que soit le temps. Maria lui hurlait dessus, la giflait, allant même jusqu’à la griffer au sang dans de violents accès de colère.
Elevée au sein d’une nourrice depuis sa naissance, l’enfant se réfugiait chez la bonne, profitant de ses bras et de sa chaleur maternelle, jusqu’à ce qu’un jour, elle décidât qu’elle ne verserait plus une larme à cause de sa folle de mère.
Elle sembla alors prendre un malin plaisir à lui désobéir, et à se salir d’autant plus, comme pour attiser la colère de Maria.

Obligée de suivre des cours de harpe, comme toute bonne future femme du monde, Esther,  sa soeur et leur mère rendaient donc régulièrement visite à un oncle et son fils, à quelques kilomètres du domaine de Bonvouloir. Michon de Montmares, son jeune cousin de cinq ans son cadet, semblait souffrir d’une étrange maladie qui le laissait affaibli, si bien qu’il sortait rarement de chez lui. Esther appréciait sa compagnie, ainsi que celle de leur cousin Aubépin, qui les rejoignait pour leurs leçons, ou lorsque leurs parents se retrouvaient. Hélas, Esther se faisait souvent réprimander, car elle préférait se tourner en ridicule pour faire rire Michon, plutôt que d'écouter leur maître de musique et s’exercer. Une complicité naquit entre les trois lurons qui se découvrirent des affinités communes.

C’est quand elle eut quinze ans, que ses courbes se dessinaient un peu trop à son goût, et que les regards lubriques commençaient à se faire plus insistants lors des réceptions mondaines, qu’Esther commença à s’habiller en homme. Dans le cercle privé et sur son domaine exclusivement dans un premier temps, encore trop agacée par les réactions imprévisibles de sa mère. Elle piocha dans les affaires de son défunt père dont Maria avait refusé de se débarrasser. A mesure des diverses invitations, elle y croisa Aubépin et Michon, vêtus de leurs atours (et de leur caractère) si excentriques. Un jour, les deux garçons mirent au défi leur cousine de venir déguisée en homme. Ce qu’elle fit, après une courte hésitation. Sa mère avait eu beau hurler, la menacer, tenter de lui faire du mal physiquement, rien n’y fit. Esther avait grandi, elle n’était plus la petite fille apeurée qui se réfugiait dans les jupes de sa nourrice. Et elles se présentèrent ainsi à la fête, la tête haute, défiant les nobles et leurs langues bien pendues.

Puis un jour, alors qu’Esther avait dix-huit ans, et se vit officiellement nommée baronne, elle refusa toutes les invitations officielles, ne rendit plus visite à ses cousins et s’enferma au domaine. Cela dura plusieurs mois, puis elle reparut, comme si de rien n’était, prétextant un mal qui la maintenait au lit et s’excusait. Personne ne chercha plus loin. Il faut dire qu’Esther avait peu d’amis parmi la noblesse, tout juste quelques connaissances, notamment par rapport à la gestion du vignoble hérité de son père, mais personne qui s’intéresse réellement à elle ou s’inquiète de son état.

S’ils avaient creusé un peu plus, ils auraient compris qu’Esther était tombée enceinte et que sa mère avait voulu sauver les apparences, autant que faire se peut, en maintenant sa fille recluse le temps de la grossesse et de l’accouchement. Esther avait bien cherché à supprimer cet indésirable par tous les moyens possibles, mais en vain. Et Maria avait fini par l’attacher au lit pour l’empêcher de se faire du mal. Pour la punir de son acte, comme si c’était de sa faute, sa mère avait voulu l’obliger à aller au bout du processus. Elle lui avait promis de l’aider à avorter, seulement si elle donnait le nom du père, mais Esther avait toujours refusé. Il n’y était pour rien lui non plus, et elle ne voulait pas l’importuner ou le blesser avec cet incident. Alors elle avait rendu les armes pour un temps, acceptant les traitements que sa démoniaque de mère lui infligea durant presque six mois.

Maria s’occupa elle-même de la délivrance de sa fille afin que le moins de monde possible soit au courant. Puis elle déposa incognito elle-même l’enfant à l’Eglise du Miracle pour qu’il soit confié à l’adoption, incapable de se résoudre à le tuer.

Esther n’avait pas pu poser un seul regard sur son enfant, elle ignorait même son sexe et n’avait pu lui donner de nom. Elle n’avait pas versé une seule larme cependant. Après tout, elle n’avait pas voulu de cette grossesse ni de ce bébé. Ces choses-là l’avaient toujours ennuyées. Enfin débarrassée, elle pouvait retourner à ses petites affaires.

Les ronds de jambes et ragots de la cour l'ennuyaient, il lui fallait se trouver une occupation autre que la musique, l’écriture ou les salons de thé. Alors, quelques années plus tard, âgée de vingt-deux ans, Esther opéra un rapprochement avec le marquis Arnaud de Florbelle auprès de qui elle se procura d’abord un, puis plusieurs chevaux afin de participer à des courses. En effet, cavalière hors pair, Esther rejoignit la Loge Olympique. Elle y excellait également en tant qu’escrimeuse et rivalisait avec ces messieurs au tir au pistolet, autant de disciplines normalement réservées aux hommes et qui ne la faisaient pas apprécier plus. Mais elle n’en avait que faire, et affrontait leurs regards et murmures avec mépris et condescendance.

Un jour de l’an de grâce 1768, Maria de Montmares fut retrouvée morte dans son lit, gisant dans son vomi et ses excréments. Sélène parut outrageusement choquée par cet évènement et Esther ne se gêna pas pour accuser sa jeune sœur devant les domestiques du domaine, mais elle-même ne ressentait rien. Sa mère n’avait jamais eu un geste tendre ou un mot doux pour elle, au contraire. Enfin débarrassée, elle se sentait libre d’un poids qui pesait depuis trop longtemps sur ses épaules. Elle fit rapidement débarrasser le corps et les affaires de sa génitrice, puis elle investit sa chambre, l’une des plus grandes de la maisonnée, et y fit rapatrier les affaires de son père.

Les deux soeurs qui jusque-là ne s’entendaient déjà pas très bien finirent par ne plus s’adresser la parole que pour s’insulter le peu de fois où elles se croisaient. Et les choses ne se sont pas arrangées depuis, trois ans plus tard.

Aujourd’hui, Esther gère la baronnie héritée de son père d’une main de fer dans un gant de velours, s’amuse des rumeurs et des ragots, s’enivre volontier en compagnie de ses cousins qu’elle adore, tenant bien mieux l’alcool que n’importe qui autour d’elle et profite de la vie, autant qu’elle le peut.

Sa préférence toutefois, reste les moments qu’elle passe en compagnie de ses chevaux. Eux, au moins, ne la jugent pas.